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Publié par pascalemmanuel

Agenda du 15 novembre 1960

Ceux qui ne savent pas – ou à qui il n’a pas été montré ou révélé que l’on va vers autre chose, et que ce sera autre chose – , comme je les comprends!... C’est une telle sensation d’inutilité, de stupidité, de futilité, et puis absolument sans aucun... aucune intensité, aucune vie, aucune réalité, aucune ardeur, aucune âme – pouah ! c’est dégoûtant.

Tout ça, c’est remonté et je me suis dit : comment est-ce possible?...

Parce que, quand je vivais cela à cette époque-là (maintenant je suis en dehors des choses : je les fais mais je suis tout à fait en dehors, alors ça ne m’occupe pas ; elles sont comme ceci, comme cela, ça n’a aucune espèce d’importance : je suis en train de faire mon travail, c’est tout), mais de ce temps-là, j’étais déjà consciente, mais j’étais tout de même dans ce que je faisais, dans une certaine mesure ; j’étais dans cette trame de la vie sociale (Dieu merci, ce n’était pas ici, dans l’Inde, parce que si ça avait été ici, je n’aurais pas pu! je crois que j’aurais tout cassé, même toute petite, parce que c’est encore pire que là-bas).

Là-bas, il y a tout de même... c’est un peu moins serré, c’est un peu plus lâche, on peut passer entre les mailles, un peu, pour avoir un peu d’air ; mais ici, d’après tout ce que j’ai su par les gens que j’ai fréquentés et par ce que Sri Aurobindo m’a dit, c’est absolument intolérable (au Japon c’est la même chose : absolument intolérable).

C’est-à-dire qu’on ne peut pas faire autrement que de tout casser. Là-bas, de temps en temps, on a un souffle d’air, mais c’est encore très relatif.

Et je me demandais ce matin... (parce que j’ai vécu ça pendant des années: pendant des années et des années) et c’est au moment où je me demandais : comment a-t-il été possible que je vive cela et que justement je ne donne pas des coups de pied partout ?

Alors immédiatement, comme je regardais ça, j’ai vu, au-dessus de ça, au-dessus de cette... (c’est pire qu’une horreur, c’est une espèce de... oh ! ce n’est pas un désespoir : il n’y a même pas d’intensité de sentiment – il n’y a RIEN ! C’est neutre-neutre-neutre, et gris-gris-gris, serré comme ça, une trame serrée qui ne laisse passer ni l’air ni la lumière ni la vie – il n’y a rien), et alors immédiatement, j’ai vu, au-dessus, c’était une splendeur de lumière si douce – si douce, si pleine du vrai amour, de la vraie compassion, de quelque chose qui est si chaud, si chaud... le réconfort, le réconfort d’une éternité de douceur, de lumière, de beauté, dans une éternité de patience qui ne sent pas, ni le temps passé, ni l’inanité et l’imbécillité des choses – si merveilleuse !

C’était tout à fait ça, je me disais : «C’est ça qui t’a fait vivre, sans ça tu n’aurais pas pu.» Oh ! j’aurais pas pu – j’aurais pas pu vivre trois jours ! C’est ça qui est là, toujours là, attendant son heure, qu’on veuille bien le laisser entrer.

*

Agenda du 25 janvier 1967

Tu sais, j'ai l'impression, exactement l'impression (c'est une transcription), l'impression d'être sur le point d'avoir une clef – une clef ou un «truc»... un procédé (je ne sais pas comment dire: tout cela, ce sont des vulgarisations), mais quelque chose qui, si on le possède sans être totalement du côté vrai... en une seconde, on pourrait être l'occasion d'une catastrophe effroyable.

 

Et c'est pour cela que la préparation intégrale de la conscience doit se faire en même temps que la perception du Pouvoir.

 

Et alors, ce sont des différences si subtiles que, pour la compréhension (je ne parle pas de la compréhension ordinaire, mais même pour un état de conscience tout à fait spiritualisé et préparé, mais qui n'est pas LA conscience), il semblerait qu'un tout petit mouvement de rien du tout, presque imperceptible, pourrait amener la catastrophe. 

 

Quelle catastrophe ? Je ne sais pas... Comme une dissolution du monde. (1)

 

Et alors on est là (Mère fait un geste indiquant une crête très étroite) comme sur une ligne de démarcation invisible, avec un Pouvoir extraordinaire, tout-puissant, qui, en même temps, vous fait connaître et vous empêche de connaître, avec des petites subtilités de mouvement extraordinaires pour que rien ne se produise trop tôt, c'est-à-dire avant que tout ne soit prêt.

 

(long silence)

 

Cela reviendrait à dire que de tomber malade (depuis tomber malade jusqu'à mourir), c'est l'incapacité de maintenir la tension nécessaire pour passer d'un état à l'autre sans retomber dans la chute, dans le relâchement de l'inconscience. La maladie est toujours une rechute dans l'inconscience par incapacité de soutenir le mouvement de la transformation. Et la mort, c'est la même chose – c'est la même chose en un peu plus total.

 

1. S'agirait-il de la dissolution de la «trame» ?

 

*

 

Agenda du 31 janvier 1967

Il y a une chose si curieuse : quelquefois, l'atmosphère est bougonne, grognon ; tout ce qui vient, tout ce qui entre est comme cela; et d'autres fois, elle est souriante, aimable, bienveillante, et alors, tout ce qui arrive (exactement les mêmes choses qu'avant), tout ce qui arrive est reçu d'une façon plaisante, comme ça : «Oh! c'est bien.»

 

Et j'ai remarqué que cela ne dépend pas des circonstances ni des gens ni de rien; ça dépend... (Mère fait le geste de humer l'air) comme s'il y avait quelque chose d'ajouté ou d'enlevé dans l'atmosphère. Tu as remarqué ?

 

Oui, tout à fait

 

Alors je suis en train de chercher la clef de ça. 

 

C'est collectif. C'est indépendant des êtres.

 

C'est indépendant des êtres et c'est collectif, et ça agit sur tout le monde et sur les circonstances. D'où ça vient ? C'est à voir. Il faut trouver ça.

 

C'est très curieux. Je me suis posé la même question, parce qu'on a l'impression qu'en différents points du globe, c'est la même chose.

 

Oui-oui, c'est terrestre. C'est un état terrestre. Il y a des fois où ça se prolonge, des fois où ça change très brusquement. Est-ce que cela vient de courants interplanétaires? Je ne sais pas. C'est à voir, c'est à étudier.

 

Les astrologues disent que c'est l'«opposition» d'astres ; à certaines époques, les astres sont en opposition ou en conjonction et ça produit certains courants. C'est comme cela qu'ils expliquent la tendance des événements. Alors le secret serait de faire que cette loi-là obéisse à l'Influence d'en haut, à la loi harmonisante d'en haut.

 

On trouverait alors le secret de beaucoup de choses. (1)

 

(1). Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à cette «trame».

*

Agenda du 4 septembre 1968

Il y a trois ou quatre jours après le déjeuner (je me repose avant d'aller prendre mon bain, je m'étends là), je me suis endormie (je dors très peu: j'entre dans une conscience intérieure, mais je ne dors pas). Je me suis endormie. Je me suis réveillée, et puis je me suis mise à aller vers la salle de bains – je me sentais comme avant: je marchais toute seule, j'avais mon équilibre. Et spontanément, sans pensée. Mais... ça a été retiré (geste, comme si quelqu'un venait reprendre cette force à Mère). Alors j'ai soupçonné que pendant ce sommeil, une partie de l'être vital (riant) était rentré, et qu'alors naturellement je recommençais à vivre !... Et ça a été retiré.

Et c'est vraiment une éducation qu'on donne au corps : on lui apprend comment vouloir – quelle est la vraie manière d'être et de vouloir. Et sur toute la création matérielle (geste couvrant, enveloppant la terre), il y a un tissu – tissu que l'on pourrait appeler «catastrophique» – de mauvaise volonté. C'est-à-dire une sorte de trame, oui, de trame défaitiste – défaitiste, catastrophique – où ce que l'on veut faire, on le rate, où il y a tous les accidents possibles, toutes les mauvaises volontés. C'est comme une trame. Et on apprend au corps à sortir de là (1).

C'est comme mélangé à la Force qui se réalise et qui s'exprime ; c'est comme quelque chose qui se mélange à la création matérielle. Et on apprend au corps à s'en libérer. Mais c'est difficile, c'est très difficile.

C'est la cause des maladies, c'est la cause des accidents – c'est la cause de toutes les choses destructives.

Et cette trame, c'est tout le temps, c'est tout le temps là, comme ça (même geste couvrant).

C'est très-très mélangé (au corps). Ce n'est pas encore clairement séparé.

Alors c'est comme cela que je vis. Encore, il se passe des heures où je ne sais pas ce qui arrive extérieurement.

(1) : C'est cette «trame» qui sépare notre fausse matière du vrai monde «comme en doublure du nôtre», ce lieu où Mère ne voyait pas avant.

*

Agenda du 12 novembre 1969

 «Toute vérité, aussi vraie soit-elle en soi, si on l'isole des autres qui la limitent et la complètent à la fois, devient un piège qui emprisonne l'intellect et un dogme trompeur. Car, en réalité, chacune est un seul fil d'une trame complexe et nul fil ne doit être retiré de la trame.»

Sri Aurobindo

*

Agenda du 7 août 1971

J’ai une curieuse impression d’une espèce de trame – de trame avec des fils... comme très loose [lâches], c’est-à-dire pas serrée, qui unit tous les événements, et si l’on a un pouvoir sur une de ces trames, il y a tout un champ de circonstances qui en apparence n’ont rien à voir les unes avec les autres, mais qui sont liées là et dont l’une nécessairement implique l’existence de l’autre...

Et ça, j’ai l’impression que c’est quelque chose qui enveloppe la terre.

Et ce n’est pas mental. Ce sont des circonstances dépendantes les unes des autres d’une façon tout à fait invisible extérieurement, qui n’a pas de logique mentale, mais qui sont comme liées les unes aux autres.

Si l’on est conscient, vraiment conscient de ça, c’est comme cela qu’on peut changer les circonstances.

Et tu sens le pouvoir sur l’une de ces trames ?

Non, c’est d’une autre façon : c’est parce que j’agissais sur l’une de ces trames que je m’en suis aperçue.

Aah !... oui.

(Mère plonge)

Tu n’as rien à demander ?

Non, douce Mère.

(silence)

Est-ce que les circonstances vont changer ?

(Mère plonge tout de suite et semble ne pas avoir entendu. Plus tard, elle essaye plusieurs fois de parler, sans parvenir à sortir de son état)

C’est difficile à dire.

(Mère replonge)

Si l’on avait le pouvoir de remplacer une de ces trames par une autre, on pourrait changer toutes les choses comme cela.

(Mère secoue la tête)

C’est inexprimable.

Sur quelle trame agis-tu en ce moment ?

Mais je ne sais pas... Ce sont des trames qui sont autour de la terre.

Il y en a une... je vois...

Mais les toutes petites circonstances de la vie sont là-dessus, et alors quand je regarde comme cela (geste d’en haut), je vois que ça s’étend sur tout le pays, et non seulement sur tout le pays, mais sur toute la terre.

(silence)

Est-ce qu’il y en a plusieurs ?... Je ne sais pas.

Sais pas.

(le disciple pose son front sur les genoux de Mère et s’apprête à sortir)

Je tâche, tu comprends, je tâche... Ça passe à travers la conscience, mais tout mon effort consiste à n’y ajouter rien de personnel, tu comprends – que ce soit comme cela (geste de coulée sans obstacle à travers un canal).

Sur des petits points, je suis consciente de l’Action, mais un moment ici, un moment là (geste épars à travers l’espace) ; pas... ça n’a rien de continu comme dans le mental.

C’est inexprimable.

*

Le mot "trame" a été utilisé 3 fois dans le tome 1 de la trilogie de Mère, 160 fois dans le tome 2 et 39 fois dans le tome 3. Il serait fastidieux de reprendre toutes ces occurrences, par contre, 3 paragraphes sont particulièrement intéressants pour le sujet qui nous occupe. Les passages en italiques sont issus de L'Agenda, j'ai ajouté les dates pour ceux qui voudraient lire le texte intégral.

*

Le Matérialisme Divin,

chapitre 12 – L'interrègne mental

 

"Le Mental, c’est notre instrument de vérité provisoire ou de falsification entêtée, selon qu’on le regarde d’un côté ou de l’autre. C’est le formidable formateur qui a tout déformé. On ne peut pas battre un cil sans qu’il soit là immédiatement pour donner son explication du battement de cil. Il a tout expliqué, c’est cela la difficulté, ou il veut tout expliquer et il couvre l’univers comme d’une trame épaisse au point que nous ne vivons pas vraiment l’univers mais une «explication» de l’univers : 

Chaque chose porte en elle-même sa vérité – sa vérité absolue, si lumineuse, si claire, disait-elle. Et si on est en rapport avec ÇA, tout s’organise merveilleusement; mais les hommes ne sont pas en rapport avec ÇA, ils sont toujours en rapport à TRAVERS leur pensée – la pensée qu’ils en ont, la sensation qu’ils en ont…(Agenda du 15 octobre 1960) 

Et c’est ce qui fait la «merveille» de confusion dans laquelle nous vivons : nous sommes seulement en communication avec notre propre tête. Nous communiquons à travers. Nous ne vivons rien tel que c’est. 

Est-ce qu’il va falloir défaire le Mental ? 

Il est peut-être en train de se défaire tout seul.

L'Espèce Nouvelle

Chapitre 12 – L'infiltration

Paragraphe 2 – La trame

Elle allait dans sa forêt coupée d’éclairs fugitifs, et parfois c’était presque désespérant. Nous nous faisons une illusion sur ce qu’est la vie, nous l’enrobons d’idéal, de mouvement, d’agitation, de violence et de passions et nous disons «c’est la vie», c’est «palpitant», mais c’est faux ! C’est un décor que nous plaquons sur une espèce d’inanité de chaque seconde où il y a des pas et des pas et des rien + rien + rien, et des gestes + des gestes, des milliers de gestes pour… autre chose, qui n’est pas là, après lequel on court toujours.

La vie, vraie, «pure» si l’on ose dire, c’est cette étoffe, ce tissu de zéros, comme un compteur de taxi qui ne compte que du temps nul pour aller «là-bas». Le temps «plein», c’est là-bas, quand on arrive – mais on n’arrive jamais ! c’est toujours pareil. C’est le fond de la vie qui est comme cela. 

 Oh ! mais c’est toute la vie, QUELLE QU’ELLE SOIT, qui est comme cela! s’écriait Mère. Même les événements qui semblent extraordinaires vus de loin et tels qu’ils apparaissent aux autres, même les choses historiques ou qui ont aidé à la transformation de la terre, aux grands bouleversements (les grands «événements», les grandes œuvres comme on les appelle), c’est tissé de la MÊME étoffe, c’est la MÊME chose !

Quand on voit de loin, dans l’ensemble, ça peut faire de l’effet, mais la vie de chaque minute, de chaque heure, de chaque seconde est tissée de cette MÊME étoffe, terne, neutre, insipide, sans vie vraie – seulement une réflexion de vie, une illusion de vie –, sans puissance, sans lumière et sans rien qui ressemble le moins du monde à la joie.

C’est pire qu’une horreur, c’est une espèce de… ce n’est pas un désespoir, tu comprends, il n’y a MÊME PAS d’intensité de sentiment : il n’y a RIEN ! C’est neutre-neutre-neutre et gris-gris-gris, serré comme ça, une trame serrée qui ne laisse passer ni l’air ni la lumière ni la vie – il n’y a rien

Nous disions un «voile», une «cage», mais c’est cette trame serrée qui enveloppe tout, jusqu’aux cellules du corps, comme si la vie entière était étouffée par quelque chose. Et puis, parfois, cette invasion de l’autre vie sans que l’on comprenne très bien le mécanisme de l’invasion, sans qu’on le supporte même plus de quelques secondes ou quelques heures. 

Une splendeur de lumière – si douce, si douce, si pleine du vrai amour, de la vraie compassion, de quelque chose qui est si chaud, si chaud… C’est ÇA qui est là, toujours là, attendant son heure, qu’on veuille bien le laisser entrer. C’est ÇA qui doit venir et qui doit se manifester dans la vibration de CHAQUE seconde – pas dans un ensemble qu’on voit de loin et qui vous parait intéressant, mais dans la vibration de chaque seconde, dans la conscience de chaque minute, c’est là que ça doit venir, autrement… (15/11/60)

Oui, autrement… il n’y a qu’à filer au ciel ou aller se faire pendre ailleurs. Mais c’est en bas qu’il faut tirer le voile, pas en haut. C’est en bas qu’il faut se désasphyxier.

C’est vraiment dans le microscopique de chaque seconde que se trouve le formidable secret, justement là où nous n’avons jamais voulu le voir, parce qu’il est hideux – il est «rien», comme dit Mère, un rien étranglant qui précipite les hommes dans toutes les aberrations pour ne pas voir, surtout pas voir ça, pas être en tête à tête avec ça. Le tête à tête avec ça, c’est entrer dans une peau de pygmée noir. Pour Mère, qui connaissait toutes les grandes étendues de conscience là-haut depuis quatre-vingts ans, c’était… suffocant.

Car ce mental physique, il est non seulement radoteur, rabâcheur et nous fait vérifier dix fois si nous avons bien fermé la porte que nous savons avoir fermée, mais il radote et rabâche sordidement, il fixe tout : en une seconde, il a perçu mille détails qu’il vous ressert dix ans après, intacts, depuis la réflexion du médecin qui vous dit : «Oh! telle maladie, il faut deux ans de traitement» (alors naturellement il faut deux ans), jusqu’à l’image la plus furtive.

C’est une mémoire implacable, et peut-être une mémoire millénaire. C’est le premier mental de la Matière. Tout est fixé là, cristallisé là – oui, c’est lui le bâtisseur de la cage. Tout a une conséquence, tout s’enchaîne, tout va de cause à effet, inexorablement. C’est lui qui a rivé notre cage, microscopiquement, dans tous les détails.

Et rien ne peut être guéri tant que ce chuchotement-là n’est pas guéri : toutes les victoires que l’on a remportées là-haut, dans les hauts pouvoirs de la conscience, il vous les démolit d’un souffle.

C’est là que se cache l’enracinement sexuel, ce n’est dans aucun «sexe» ni aucun «instinct» soi-disant, dont on se détache très facilement, mais dans cette petite fixation obscure qui veut… finalement c’est la nuit qu’il veut, la décomposition, la désagrégation de tout. C’est une sorte de vertige dans la Matière.

Et il répète, répète son petit chuchotement de mort dans tous les gestes, tout ce qui arrive, tout ce qu’il rencontre, tout. Une maladie de Parkinson, c’est un délice pour lui ; là, il est à son affaire, c’est le sommet «exemplaire» de son activité. Il voudrait tout fixer tétaniquement, comme cela – et en fait, c’est ce qu’il fait subrepticement. C’est son rôle: faire une cage. Il voudrait réinventer la rigidité paisible de la pierre

La mort est son plus grand succès.

Et la racine du mal n’est dans aucun subconscient abyssal et psychanalytique : elle est là, à portée de main, ou d’oreille plutôt. Seulement, il ne faut pas la recouvrir avec tout le vacarme habituel, y compris le vacarme moral. 

 Ce sont toutes les choses que l’on considère comme sans importance, c’est tout cela, toute la masse de tout cela, qui empêche la transformation physique. Et parce que ce sont de toutes petites choses (c’est-à-dire APPAREMMENT de toutes petites choses qui n’ont aucune importance), ce sont les pires obstacles. De toutes petites choses qui appartiennent au mécanisme subconscient et qui font que dans la pensée vous êtes libre, dans le sentiment vous êtes libre, même dans l’impulsion vous êtes libre, et que physiquement vous êtes l’esclave. Il faut défaire tout cela, défaire, défaire… Ce n’est plus que le mécanisme de l’habitude. Mais ça tient, ça colle, oh !...(10/10/65) 

Et on ne sait même pas ce qu’il faut faire pour défaire! Mentalement, on dit : il faut s’éclaircir, s’universaliser, s’impersonnaliser – c’est très joli, mais c’est un schéma mental. Corporellement, comment est-ce qu’on fait ?

Comment est-ce qu’on pratique un trou dans cette trame ? Comment est-ce qu’on peut toucher cette poudre de terre glaise noire ? Si on y touche un peu, ça se lève comme un rideau de boue.

*

(Dans le paragraphe suivant, Satprem évoque un moyen, le mantra...)

Toujours dans le tome deux, le chapitre 15 évoque le premier grand tournant du Yoga de Mère de 1962, avec la première traversée de la trame, tout en expliquant, qu'au début, Mère ne comprenait pas trop de quoi il s'agissait. Quand Christophe Collomb allait "découvrir" l'Amérique, ce n'était pas encore l'Amérique... 

Chapitre 21 – Le niveau cellulaire, 

Paragraphe 2 : Le passage de la trame

 

Il faudrait répéter que la singularité de toutes ces expériences, ce qui fait leur prodigieux intérêt du point de vue de l’Expérience évolutive terrestre, c’est qu’elles se situent toutes dans la Matière, aux confins mystérieux où s’effacent les vieux enregistrements cellulaires – leur code obscur, pourrait-on dire, la grille ou la trame qui les enveloppe et les hypnotise – et où commence à briller la cellule pure, le grand Code de l’univers sans passé qui se recrée à chaque «instant» : cette unique Pulsation où tout bat en même temps.

Ce que nous appelons le «passé», c’est notre effort pour apprendre ce qui est vraiment – c’est notre obscur cheminement jusque là, nos millions et milliards d’enregistrements douloureux et de vaines tentatives et d’efforts répétés. Et quand on est , quand on arrive à ce qui est vraiment, il n’y a plus à apprendre, plus de passé : c’est toujours Présent. C’était toujours présent. Ce sera toujours présent. Et cela, vécu au cœur de la Matière. Alors où est la mort dans ce qui n’a plus de temps ? Oh ! on peut vivre là-haut des éternités de conscience et des flots éternels de Devenir, des déserts de paix brillante, (1) comme disait Sri Aurobindo (dans Savitri), et puis après…

Nous ne sommes tout de même pas nés pour vivre en contemplation. Un homme, ça marche. Nous sommes nés dans la Matière pour trouver la Vérité de la Matière et non la vérité du ciel – et le plus étrange, il se pourrait bien que , ils soient UN.

Le ciel, dans son extase, rêve d’une terre parfaite

La terre, dans sa douleur, rêve d’un ciel parfait…

Des peurs enchantées retiennent leur unité;

Mystérieusement divisés par des kilomètres de pensée

Ils se regardent à travers des gouffres de sommeil silencieux (2)

C’est le vieil «enchantement» qui se défait au niveau cellulaire, et le sommeil aussi qui devient autre chose.

Et c’est là que le gouffre se comble.

C’est le balbutiement de cette nouvelle vie, le tâtonnement de cette nouvelle perception que nous poursuivons dans et derrière les paroles de Mère : 

Il faudrait une nouvelle langue !  s’écriait-elle si souvent… ça ne peut pas s’exprimer encore. Ce n’est pas par des mots et des idées que ça doit s’exprimer (11/06/60)

[bien sûr ! c’est la vie concrète, enfin, la vie de la Matière directe]. 

C’est le moyen d’expression qu’il faut trouver. Au fond, la grande différence de l’homme, c’est qu’il a inventé le langage – et alors naturellement l’écriture et tout cela –, eh bien, un moyen qui est supérieur au langage et à l’écriture, c’est cela qu’il faut trouver…(26/09/70)

Dans les temps védiques, ils disaient «le Mot» – le mot qui crée… Le mot qui traduit parfaitement la vibration. Que les mots aient du pouvoir, qu’ils portent le sens en eux-mêmes ! Peut-être le maniement conscient et volontaire de certaines vibrations lumineuses, ajouté au son ?…(12/12/61) 

Mais ces langues modernes sont tellement artificielles (je veux dire superficielles, intellectuelles) : ça coupe en petits morceaux et ça enlève la lumière qui est derrière. (8/10/60) 

C’est le langage de la vie divisée, séparée – mais qui dira la vie ronde, totale, partout ? Et quelquefois elle attrapait son orgue : 

J’essayais de jouer de la musique, justement pour DIRE quelque chose(10/09/61) 

D’autres viendront et inventeront le langage musical, le Mot qui crée, le mantra de la Matière, mais en attendant il fallait seulement pouvoir marcher dans cette étrange vie, ou plutôt cette étrange Matière, ce Temps étrange, cet autre Rythme – tout était différent ! Vraiment, comme si, au niveau des cellules, il y avait un monde matériel totalement différent.

Mais quand les vieux enregistrements se sont effacés, il faut encore apprendre à tenir debout «de l’autre manière», comme disait Mère, c’est la transition qui est difficile. Toutes ces expériences, elle ne les avait pas du tout en contemplation, mais en marchant, bougeant, et la plupart du temps dans sa salle de bains parce que c’est le seul endroit où on la laissait encore un peu tranquille: 

Ces expériences-là sont tellement concrètes et spontanées et réelles (elles ne sont pas l’effet d’une volonté et encore moins d’un effort) qu’elles ne nécessitent pas un repos: j’étais en train de faire ma toilette ! (22/01/66)

 Le bain de mer, il ne se médite pas : on entre dedans. On entre dans le bain de la vie nouvelle, prosaïquement, parce que c’est partout pareil! Ça se marche, ça se boit, ça se respire. Et allez donc faire un catalogue du bain de mer ! Nous comprenons de mieux en mieux pourquoi Mère parlait toujours de son «bain de Seigneur».

Tout de même, il y avait ce flottement des premières fois où on perd pied (ce qu’elle appelait le «support» de la vieille habitude, le vieux code poussiéreux mais bien rassurant). 

La qualité de ces deux vibrations (qui se superposent encore de façon qu’on puisse être conscient des deux), c’est indescriptible, mais l’une qui est un morcellement – un morcellement infini – et une instabilité absolue: c’est comme un poudroiement atomique d’un mouvement incessant; et l’autre, c’est une immobilité éternelle, une Immensité infinie de Lumière absolue…Encore la conscience passe de l’un à l’autre. (4/12/62)

Puis l’expérience se développe, les deux vibrations semblent se fondre, comme nous l’avons déjà noté : 

Maintenant, il [le corps] a l’impression non seulement d’un mouvement terrestre, mais d’un Mouvement universel qui est d’une rapidité si formidable qu’elle est imperceptible, elle dépasse la perception. C’est comme s’il y avait un «quelque chose», qui ne se meut pas DANS un espace, mais qui est à la fois par-delà l’immobilité et par-delà le mouvement, en ce sens que c’est d’une rapidité imperceptible pour tous les sens…

C’est la Vibration supramentale, qui décidément réunit tous les contraires. 

Et j’ai remarqué que dans cet état-là, le Mouvement dépasse la force ou le pouvoir qui concentre les cellules pour en faire une forme individuelle… 

C’est-à-dire qu’on a l’impression de se pulvériser partout, c’est ce qui arrivait au début : Mère lâchait pied. 

Et c’est un état qui semble être tout-puissant ; l’effet est automatique (pas voulu) : dès qu’il y a quelque chose qui se traduit par une douleur physique, ça disparaît INSTANTANÉMENT… (3/5/63)

comme si la douleur, le mal et le reste tenaient seulement au vieux code, à une vibration trop lente – la mort aussi tient au vieux code. Oui la cage de douleur pour apprendre… ce qu’on est réellement. 

Mais alors là, c’est très intéressant, parce que dès que le corps revient à son état ordinaire, il rattrape le SOUVENIR de ce qui était, et avec ce souvenir, la possibilité de rétablir le désordre…

Ce doit être le passage de la chose vraie à la chose qui ne l’est plus, c’est déjà un changement par rapport à la Vibration pure. Cela donne l’impression d’un mauvais pli, il ne reste plus qu’une question de mauvaise habitude.

Là, il y a quelque chose à trouver pour arrêter – supprimer, empêcher cet effet de se reproduire automatiquement.

Et cela, c’est constamment. C’est une chose constante : passer de ceci à cela, de ceci à cela, de ceci à cela [et Mère faisait un geste de va-et-vient d’une vibration à l’autre, d’un état à l’autre], et au point (c’est si fort) qu’il y a une seconde ou une minute, ou enfin un espace quelconque, je ne sais pas, où l’on n’est ni ça ni ça. Alors on a l’impression qu’il n’y a plus rien. C’est presque instantané : si ça durait, probablement cela se traduirait par un évanouissement ou je ne sais quoi.

Mais c’est constant : Ça, ça. Et entre Ça et ça, il y a un passage…

C’est une drôle de vie, qui n’est ni Ça ni ça, qui n’est pas le mélange des deux, qui n’est pas la juxtaposition, qui est comme si les deux fonctionnaient l’un à travers l’autre. Ce doit être intercellulaire, c’est-à-dire que le mélange doit être très microscopique, de surface(3/5/63)

Et nous avons bien l’impression que c’est exactement le passage de la trame ou de la périphérie opaque : c’est à la surface de la cellule que se produit la bascule dans le vieux «souvenir». C’est le long apprentissage à la lisière obscure de la vie et de la mort, non seulement pour ne pas «basculer» d’un côté à l’autre, mais pour changer le passage même.

Puis, lentement, la «nouvelle habitude» ou la nouvelle manière s’apprivoise, le premier affolement des cellules se fond dans un abandon total – cet «esprit de conservation imbécile», disait-elle–, mais encore les vieux organes ont du mal à supporter cette espèce de «pulvérisation» (ou plutôt de sensation de pulvérisation) :

«Tu as l’air pâle ?» lui disions-nous un matin.

– J’ai l’impression de ne pas être ici… Mon corps est loin de moi… Je suis dans une conscience très-très diluée – très diluée

Naturellement, elle était partout ! Vraiment, c’est très difficile de ne pas prendre le nouveau Mouvement pour la désintégration. 

C’est comme cela, immobile [et elle étendait ses deux bras comme sur une mer immense] mais avec une grande intensité de vibration…

Il y a le sentiment croissant d’un Pouvoir qui commence à être sans limite, mais justement cet état est associé à ces difficultés [cardiaques, circulatoires]. Je suis comme cela, dans «quelque chose» qui semble pouvoir être éternellement comme cela, mais là-dedans, je perçois des vagues, des ondes, des mouvements (et quelquefois des concentrations quand il s’agit d’événements terrestres) d’une puissance formidable.

Puis elle souriait : 

Il n’y a qu’à rester tranquille, et puis voilà, on verra bien ce qui arrivera. (5/5/65)

Il fallait apprendre à être dans un corps, tout en étant partout à la fois : «Un rien vous ferait perdre le contact.» (9/3/66)

Une nouvelle vie à apprendre. Un niveau cellulaire où la vie était comme partout répandue. Une Matière fluide, sans division. Mon corps est loin de moi…


(1). Savitri, Livre 3, chant 4, 347

(2). Savitri, Livre 11, chant1, 684

Pour ceux qui le souhaitent, dans La mutation de la mort, chapitre 8, paragraphe 2, il est question du deuxième tournant décisif du yoga de Mère, la sortie de la deuxième trame... En ce qui me concerne, les deux paragraphes précédents me suffisent amplement... 

 

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