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Publié par pascalemmanuel

Cette espèce humaine égarée rêve toujours d'atteindre la perfection de son milieu par le mécanisme d'un gouvernement ou d'une société ; mais c'est seulement par la perfection de l'âme au-dedans que le milieu extérieur peut atteindre à la perfection. Ce que tu es au-dedans de toi, cela tu en jouiras dehors – nul mécanisme ne peut te délivrer de la loi de ton être. (1)

 

CHAPITRE 7

 

LA RELIGION DE L'HUMANITÉ

 

 

1. La religion intellectuelle

 

Une religion de l’humanité peut se présenter de deux façons, comme un idéal intellectuel et sentimental, un dogme vivant ayant des effets intellectuels, psychologiques et pratiques, ou comme une aspiration et une règle de vie spirituelles, et elle peut être en partie le signe, en partie la cause d’un changement d’âme dans l’humanité. La religion intellectuelle de l’humanité existe déjà jusqu’à un certain point, à la fois comme une croyance consciente dans la pensée d’un petit nombre et comme une ombre active dans la conscience de l’espèce. C’est l’ombre d’un esprit qui n’est pas encore né, mais qui se prépare à naître.

 

Le monde maté­riel, notre monde, est ainsi peuplé d’ombres puissantes, spectres de choses mortes et esprits de choses pas encore nées, sans parler des éléments pleinement incarnés du présent. Les spectres des choses mortes sont des réalités très encombrantes et ils abondent à présent : spectres de religions mortes, d’arts morts, de moralités mortes, de théories politiques mortes, qui tous prétendent encore garder leur corps pourrissant ou animer partiellement le corps des choses existantes. Répétant obstinément les formules sacrées du passé, ils hypnotisent les intelligences retardataires et intimident même la fraction progressiste de l’humanité.

 

Puis, il y a les esprits à naître et encore incapables de revêtir un corps défini, mais qui sont déjà nés dans le mental et qui existent en tant qu’influences que le mental humain perçoit et auxquelles il répond aujourd’hui d’une façon confuse et désordonnée.

 

La religion de l’humanité est mentalement née au dix-huitième siècle ; c’est le mânasa-putra (1) des penseurs rationalistes qui l’inventèrent pour détrôner le spi­ritualisme formaliste du christianisme ecclésiastique. Elle a tenté de se trouver un corps dans le Positivisme, qui a voulu formuler les dogmes de cette religion mais sur une base trop lourdement et trop rigoureusement rationaliste pour pouvoir être acceptée même par l’Âge de la Raison. L’humanitarisme en est le résultat sentimental le plus marquant. La philanthropie, le service social et autres activités similaires, sont l’expression extérieure de ses bonnes œuvres. La démocratie, le socialisme et le pacifisme sont dans une large mesure ses sous-produits, ou, du moins, doivent à sa présence intérieure une grande part de leur vigueur.
 

1. « L’enfant né du mental », concept et expression appartenant à la cosmologie purânique indienne. (Note de l’éditeur)

 

L’idée fondamentale peut s’énoncer ainsi : l’humanité est la divinité que l’homme doit adorer et servir ; le respect, le service, le progrès de l’être humain et de la vie humaine sont le devoir principal et le but principal de l’esprit humain. Nulle autre idole ne doit prendre sa place, ni la nation, ni l’État, ni la famille, ni rien autre ; et ceux-ci ne sont dignes de respect que dans la mesure où ils sont des images de l’esprit humain, consacrant sa présence et aidant à sa manifestation.

 

Mais lorsque le culte des idoles cherche à usurper la place de l’esprit et montre des exigences incompatibles avec son service, il doit être rejeté. Aucune injonction des vieilles croyances, fussent-elles religieuses, politiques, sociales ou culturelles n’est valable quand elle contredit les droits de l’esprit.

 

La science elle-même, bien que le monde moderne en ait fait une de ses grandes idoles, ne doit pas être autorisée à avoir des exigences contraires au tempérament éthique de l’esprit et à ses fins morales, car la science n’a de valeur que dans la mesure où, par la connaissance et le progrès, elle aide et sert la religion de l’humanité.

 

La guerre, la peine de mort, la destruction de la vie humaine, la cruauté sous toutes ses formes, qu’elle soit commise par l’individu, l’État ou la société (et non seulement la cruauté physique mais la cruauté morale, la dégradation de tout être humain ou de toute classe d’êtres humains sous n’importe quel prétexte spécieux ou dans n’importe quel intérêt), l’oppression et l’exploitation de l’homme par l’homme, d’une classe par une autre, d’une nation par une autre, et toutes les habitudes de vie, toutes les institutions sociales du même genre, que la religion et la morale ont pu tolérer autrefois ou même favoriser en pratique, quoi qu’elles en disent dans leurs règles ou leur credo idéal, sont des crimes contre la religion de l’humanité. Abominables pour sa pensée éthique, interdits par ses principes primordiaux, ils doivent être toujours combattus et, jamais, à aucun degré, tolérés.

 

L’homme doit être sacré pour l’homme, indépendamment de toute distinction de race, de croyance, de couleur, de nationalité, de statut, de position politique ou sociale. Le corps de l’homme doit être respecté, protégé de la violence et des outrages, fortifié par la science contre la maladie et contre une mort évitable. La vie de l’homme doit être tenue pour sacrée, garantie, fortifiée, ennoblie, exaltée. Le cœur de l’homme doit être considéré comme sacré aussi ; il doit avoir le champ libre, être protégé de toute profanation, tout étouffement, toute mécanisation et libéré des influences amoindrissantes. Le mental de l’homme doit être délivré de toute entrave ; il doit avoir la liberté, l’espace et des facilités, recevoir tous les moyens d’éducation et de développement, et organiser le jeu de ses pouvoirs au service de l’humanité. Et en outre, tout ceci ne doit pas être considéré comme un pieux sentiment ni comme une abstraction, mais être pratiquement et pleinement reconnu en la personne des hommes, des nations et du genre humain.

 

Tel est, dans ses grandes lignes, l’idée ou l’esprit de la religion intellectuelle de l’humanité.

 

Il suffit de comparer la vie de l’homme, sa pensée, ses sentiments, il y a un siècle ou deux, avec sa vie, sa pensée et ses sentiments dans la période d’avant-guerre (1) pour voir combien l’influence de cette religion de l’humanité a été grande et comme son travail a été fructueux.

 

(1) La Première Guerre mondiale. (Note de l’éditeur)

 

Elle a accompli rapidement bien des tâches que la religion orthodoxe avait été incapable de réaliser concrètement ; et ceci, surtout, parce qu’elle a constamment agi comme un dissolvant critique et intellectuel, un adversaire impitoyable de ce qui est, un inébranlable champion de ce qui sera, toujours fidèle à l’avenir, tandis que la religion orthodoxe s’est alliée aux puissances du présent, et même du passé, s’est enchaînée en pactisant avec elles et, au mieux, n’a su agir que comme une force de modération et non comme une force de réforme.

 

De plus, cette religion a foi en l’humanité et en son avenir terrestre et, par conséquent, elle peut aider au progrès humain sur la terre, tandis que les religions orthodoxes regardaient la vie terrestre de l’homme avec des yeux de pieuse douleur et d’affliction, et l’invitaient très expéditivement à supporter avec paix et contentement les grossièretés, les cruautés, les oppressions et les tribulations de cette vie, et même à leur faire bon accueil pour apprendre à apprécier et à gagner la vie meilleure qui lui sera accordée dans l’au-delà.

 

La foi, même la foi intellectuelle, accomplit toujours des miracles ; et en effet, cette religion de l’humanité, même sans avoir pris de forme corporelle ni d’apparence militante et sans moyens visibles de réalisation, a cependant été capable d’effectuer en grande partie ce qu’elle se proposait d’accomplir. Jusqu’à un certain point, elle a humanisé la société, humanisé la loi et les sanctions pénales, humanisé l’attitude de l’homme envers l’homme, aboli la torture légale et les formes les plus grossières de l’esclavage, relevé ceux qui étaient rabaissés et déchus ; elle a donné de vastes espoirs à l’humanité, stimulé la philanthropie, la charité et le service du genre humain, encouragé partout le désir de la liberté, mis un frein à l’oppression et réduit considérablement ses manifestations les plus brutales.

 

Elle avait presque réussi à humaniser la guerre, et y serait peut-être parvenue tout à fait sans l’intervention contraire de la science moderne. Elle a permis à l’homme de concevoir qu’un monde sans guerre était imaginable sans qu’il soit besoin d’attendre le millénium des chrétiens. En tout cas, un certain changement s’est produit ; au lieu d’une paix qui était un rare interlude au milieu d’une guerre constante, la guerre est devenue un interlude, encore trop fréquent, au milieu d’une paix qui n’est encore qu’une paix armée. Ce n’est peut-être pas un grand pas, mais c’est tout de même un pas en avant.

 

Elle a également apporté une nouvelle conception de la dignité de l’homme et ouvert des idées et des perspectives nouvelles à son éducation, son développement, ses potentialités. Elle a répandu la lumière, rendu l’homme plus sensible à sa responsabilité vis-à-vis du progrès et du bonheur de l’espèce ; elle a haussé le respect de soi et les capacités moyennes de l’humanité ; des serfs ont repris espoir, les opprimés ont relevé la tête, et les travailleurs, par leur qualité d’homme, sont devenus les égaux potentiels des riches et des puissants.

 

Certes, si nous comparons ce qui est et ce qui devrait être — l’accomplissement actuel et l’idéal —, tout ceci ne semblera qu’un maigre travail de préparation. C’est pourtant une remarquable carrière pour un siècle et demi de travail, ou un peu plus, et pour un esprit dépourvu de corps qui devait travailler avec les instruments du bord et qui n’avait encore ni forme ni habitation ni appareil visible lui permettant une action concentrée. Mais peut-être est-ce en cela que résidaient son pouvoir et son avantage, parce que c’est cela qui l’a empêché de se cristalliser dans une forme et de s’y pétrifier, ou, du moins, de perdre la liberté et la subtilité plus grandes de son action.

 

Cependant, si elle veut réaliser toutes ses promesses, cette idée ou cette religion de l’humanité doit se rendre plus explicite, plus insistante, plus catégoriquement impérieuse. Sinon, elle n’agira clairement que dans la pensée d’une élite, tandis que son influence sur la masse restera mitigée, et elle ne gouvernera pas la vie humaine. Et tant qu’il en sera ainsi, elle ne pourra pas prévaloir entièrement contre son ennemi principal.

 

Cet ennemi — l’ennemi de toute religion vraie — est l’égoïsme humain, l’égoïsme de l’individu, l’égoïsme de classe et l’égoïsme national. Elle a pu, pour un temps, adoucir ces égoïsmes, les atténuer, les forcer à mettre un frein à leurs manifestations les plus arrogantes et les plus visibles, les plus brutales ; elle a pu les obliger à adopter des institutions meilleures, mais non à céder la place à l’amour de l’humanité, non à reconnaître une unité réelle entre les hommes.

 

Car tel doit être essentiellement le but de la religion de l’humanité, comme ce doit être le but terrestre de toute religion humaine : l’amour, la reconnaissance mutuelle d’une fraternité des hommes, un sens vivant de l’unité humaine et une pratique de l’unité humaine dans la pensée, dans les sentiments et dans la vie ; et tel est l’idéal qui fut pour la première fois exprimé dans l’ancien hymne védique (1), il y a des milliers d’années, et qui restera toujours la plus haute injonction de l’Esprit en nous à la vie humaine sur la terre.

 

Tant que ceci ne sera pas accompli, la religion de l’humanité ne pourra devenir une réalité. Quand ceci sera fait, le seul changement nécessaire aura été réalisé, le changement psychologique sans lequel aucune unité formelle et mécanique, politique et administrative, ne peut être réelle et sûre. Si ce seul changement s’effectue, l’unification extérieure ne sera peut-être même pas indispensable, ou si elle l’est, elle se produira naturellement — non par des moyens catastrophiques comme il semble probable maintenant, mais par la seule insistance du mental humain — et elle sera garantie par un besoin essentiel de notre nature humaine, plus développée et plus parfaite.

 

La question reste de savoir si une religion de l’humanité, une religion purement intellectuelle et sentimentale, peut suffire à accomplir un aussi vaste changement dans notre psychologie. La faiblesse de l’idée intellectuelle, même quand elle s’appuie sur un appel aux sentiments et aux émotions, est de ne pas pénétrer au centre de l’être humain. (2)

 

1. Il s’agit d’un hymne du rishi Samvanana Angîrasa à Agni, la Flamme intérieure, qui conduit le voyage de l’être humain à la découverte du monde de la Vérité ou monde solaire :

 

« Ô Feu, ô vigoureux, tu es le maître qui nous unit à toutes les choses, tu flamboies haut sur les assises de la révélation, puisses-tu nous apporter les Richesses.

 

« Réunissez-vous, prononcez une seule et même parole, que vos pensées arrivent à une seule et même connaissance, de même que les dieux anciens, arrivant à une seule et même connaissance, ont pris chacun la part qui leur revenait.

 

« Tous ont une Formule commune, une assemblée d’union commune, un mental commun à tous, ils sont ensemble dans une seule et même connaissance. Je prononce pour vous une Formule commune, je fais le sacrifice pour vous avec une offrande commune.

 

« Que votre aspiration soit une et commune, et que vos cœurs soient unis, que votre mental soit commun à tous, afin qu’une proche compagnie puisse devenir vôtre. »

 

(Rig-Véda X.191.1,2,3,4) 

Traduit du sanskrit par Sri Aurobindo dans Hymns to the Mystic Fire.

 

 

L’idée, puissante en elle-même et dans ses effets, ne l’est cependant pas assez pour modeler la vie entière de l’espèce à son image. Elle doit faire trop de concessions au côté égoïste de la nature humaine — qui constituait la totalité de notre être autrefois et encore maintenant ses neuf-dixièmes — contre lequel sa vaste idée est en conflit. (3)
 

 

Ainsi, quand enfin elle se réalise, c’est sous une forme mélangée, impure, inefficace. La vie l’ac­cepte partiellement dans ses habitudes, mais pas complètement ni sincèrement. Telle a été l’histoire de toutes les idées l’une après l’autre, et c’est l’une des raisons, au moins, qui fait que le progrès humain a presque toujours cette allure irréelle, peu concluante et tourmentée. (4)


 

En outre, parce qu’elle s’appuie surtout sur la raison, elle a naturellement tendance à faire appel à la solution mécanique. Or, l’idée rationnelle finit toujours par devenir captive de son mécanisme ; elle devient l’esclave de son propre procédé trop astreignant. Survient une autre idée, avec une autre tournure dans sa machine logique, qui se révolte contre la première et brise le mécanisme, mais seulement pour y substituer finalement un autre système mécanique, un autre credo, une autre formule, une autre pratique. (5)

 

 

D'où l'impérieuse nécessité, afin de pouvoir remodeler la société à l'image des idéaux révolutionnaires, d'une conception plus profonde de la religion de l'humanité :

 

Le but de la religion de l’humanité s’est formulé au dix-huitième siècle par une sorte d’intuition fondamentale ; ce but était, et est encore, de recréer la société humaine à l’image de trois idées-sœurs : liberté, égalité, fraternité. Aucune n’a été réellement conquise en dépit de tout le progrès accompli.

 

La liberté, tant proclamée comme essentielle au progrès moderne, n’est qu’une liberté extérieure, mécanique et irréelle. L’égalité, tant recherchée et pour laquelle on s’est tant battu, est, elle aussi, extérieure et mécanique, et finalement elle se révélera irréelle. Quant à la fraternité, elle n’est même pas considérée comme un principe praticable d’organisation de la vie, et ce que l’on propose à sa place, est un principe extérieur et mécanique d’association égale ou, au mieux, une camaraderie du travail.

 

Cet échec tient au fait que l’idée d’humanité, en notre âge intellectuel, a dû masquer son véritable caractère de religion, de mouvement de l’âme et de l’esprit, et s’adresser à la mentalité vitale et physique de l’homme au lieu de faire appel à son être intérieur. Son effort s’est borné à vouloir révolutionner les institutions politiques et sociales et à modifier les idées et les sentiments communs du mental humain afin que ces institutions puissent recevoir une application pratique ; elle a œuvré sur le mécanisme de la vie humaine et sur le mental extérieur plus que sur l’âme de l’espèce. Elle s’est efforcée d’établir une liberté, une égalité et une entraide mutuelle, politiques, sociales et légales, au sein d’une association égale.


 

Ces buts ont une grande importance à leur niveau, mais ils ne sont pas la chose centrale ; ils ne peuvent être assurés que s’ils se fondent sur un changement de la nature intérieure de l’homme et de sa manière intérieure de vivre. En eux-mêmes, ils n’ont d’importance que s’ils aident à donner plus d’essor et de champ libre au progrès de l’homme vers ce changement intérieur et, une fois celui-ci accompli, s’ils deviennent l’expression extérieure d’une vie intérieure plus large. (6)

 

 

2. La religion spirituelle de l'humanité

 

(En d'autres termes) une religion spirituelle de l’humanité est l’espoir de l’avenir. Par là, nous n’entendons pas ce que d’habitude on appelle une religion universelle, un système, un credo, une croyance intellectuelle, un dogme ou un rite extérieur. L’humanité a essayé de réaliser l’unité par ce moyen ; elle a échoué et méritait d’échouer, car il ne peut pas y avoir de système religieux universel doté d’un unique credo mental et d’une unique forme vitale. Certes, l’esprit intérieur est unique, mais plus que toute autre, la vie spirituelle exige la liberté, la variété d’expression et des moyens de développement. (7)

 

Rappelons ici ce que Sri Aurobindo entend exactement par « spiritualité » :

 

...la spiritualité n'est ni une haute intellectualité, ni de l'idéalisme, ni une orientation éthique du mental, avec pureté morale et austérité, ni de la religiosité ou une ferveur émotive ardente et exaltée, ni même un mélange de toutes ces excellents ingrédients.

 

Une croyance, un credo ou une foi d'ordre mental, une aspiration émotive, une conduite réglée selon les formules religieuses ou éthiques, ne constituent pas une réalisation ou une expérience spirituelle. Ces choses ont pour le mental et la vie une valeur considérable ; elles sont précieuses également pour l’évolution spirituelle en tant que mouvements préparatoires qui disciplinent et purifient la nature ou lui donnent une forme appropriée ; mais elles appartiennent encore à l’évolution mentale ; elles ne comportent pas encore le début d’une réalisation, d’une expérience et d’une transformation spirituelles.

 

En son essence, la spiritualité est un éveil à la réalité intérieure de notre être, à un Esprit, un Moi, une Âme qui est autre que notre mental, notre vie et notre corps (1) ; c’est une aspiration intérieure à connaître, à sentir, à être Cela, à toucher la plus grande Réalité au-delà de l’univers, qui imprègne tout l'univers, et qui habitue aussi notre être à être en communion avec Elle, en union avec Elle ; c'est un tournant, une conversion, une transformation de notre être tout entier comme conséquence de l'aspiration, du contact, de l'union, c'est une croissance ou un éveil en un être nouveau ou un devenir nouveau, un Moi nouveau, une nature nouvelle. (8)

 

(1) Notons que Sri Aurobindo distingue quatre partie dans l'être : le mental, le vital,, le physique et le psychique.

 

Le mental désigne la partie pensante : l'homme est principalement un être mental. Par vital, Sri Aurobindo désigne cette partie de l'être qui est le siège des impulsions, désirs, appétits, passions et instincts. Le physique désigne les activités et réactions propres du corps. Sri Aurobindo emploie enfin le mot « psychique » dans un sens très précis, pour désigner l'âme, l'élément permanent qui renferme l'étincelle divine (et qui se réincarne, suivant la tradition indienne).

 

Ces quatre parties de l'être, souligne Sri Aurobindo, ont chacune leur conscience propre, chacune leur individualité complexe et une formation naturelle indépendante du reste. Le mental, le vital et le physique sont de simples instruments au service du centre psychique et doivent normalement conduire à sa découverte.

 

Pour plus de détail, voir l'essai de Satprem : « Sri Aurobindo ou l'Aventure de la Conscience ». (Note de l'éditeur)

...Mais par spiritualité, nous n'entendons pas d'un esprit qui se détourne de la terre et de ses œuvres pour sa satisfaction séparée, mais cet esprit plus grand qui dépasse la terre et les œuvres et cependant les accepte et les accomplit.

 

Une spiritualité qui embrasserait le rationalisme, l’esthétique, l’éthique, la vitalité et la matérialité de l’homme, son aspiration à la connaissance, son attirance pour la beauté, son besoin d’amour, son élan vers la perfection, son exigence de pouvoir et de plénitude dans la vie et dans l’être ; une spiritualité qui révélerait à ces forces mal accordées leur sens divin et les conditions de leur divinité, qui les réconcilierait toutes et illuminerait au regard de chacune le chemin qu’elles suivent à présent dans une demi-lumière ou dans l’ombre, en aveugle ou avec une vision défléchie, est une puissance que même la raison humaine, si indépendante, pourrait accepter, ou du moins être amenée à accepter un jour et à reconnaître comme son souverain, et à voir en elle sa propre lumière suprême, sa propre source infinie.

 

Car, finalement, telle se révèle indubitablement la marche logique ultime, l'inévitable déroulement, le couronnement de tout ce que l’homme s’efforce d’atteindre individuellement et socialement. (9)

 

Une religion de l’humanité suppose la perception grandissante qu’il existe un Esprit secret, une Réalité divine en laquelle nous sommes tous un, que l’humanité est à présent sur la terre son plus haut véhicule, et que le genre humain et l’être humain sont les moyens par lesquels cette Réalité se révélera progressivement ici-bas. Elle implique un effort grandissant pour vivre cette connaissance et instaurer sur la terre le royaume de cet Esprit divin. Par la croissance de ce royaume en nous, l’unité avec nos semblables deviendra le principe gouvernant de toute notre vie — pas simplement un principe de coopération mais une fraternité plus profonde, un sens réel et intérieur de l’unité et de l’égalité, une vie commune à tous. (10)

 

3. La signification spirituelle de la devise révolutionnaire

 

Dans cette perspective, les idéaux révolutionnaires acquièrent une tout autre dimension :

 

La liberté, l’égalité, la fraternité sont trois divinités de l’âme ; elles ne peuvent pas vraiment se réaliser par les mécanismes extérieurs de la société, ni par l’homme tant qu’il vit seulement dans l’ego individuel et dans celui de la communauté. Quand l’ego réclame la liberté, il arrive à un individualisme compétitif. Quand il revendique l’égalité, il arrive d’abord au conflit, puis il tente de fermer les yeux sur les variations de la Nature et ne connaît d’autre moyen que de bâtir une société artificielle et mécanique.

 

Une société qui cherche la liberté comme idéal, est incapable d’arriver à l’égalité ; une société qui cherche l’égalité sera obligée de sacrifier la liberté. Et parler de fraternité à l’ego, c’est parler d’une chose contraire à sa nature. Tout ce qu’il connaît, c’est une association à la poursuite de fins égoïstes communes ; tout ce qu’il est capable de réaliser, c’est une organisation plus rigoureuse afin de répartir également le travail, la production, la consommation et les plaisirs. (11)

 

Ainsi, tant que l'égoïsme restera maître de la nature humaine, le vrai sens de la devise révolutionnaire nous échappera. En ce qui concerne le principe de liberté par exemple :

 

Le véritable sens du principe d'auto-détermination c'est que dans chaque être humain, homme, femme ou enfant, et aussi bien dans chaque collectivité humaine distincte, en croissance ou en pleine maturité, à demi développée ou adulte, il y a un moi, un être qui a le droit de croître à sa manière propre, de se trouver, de faire de sa vie un instrument complet et satisfait, une image complète et satisfaite de son être. (…)

 

Mais ce principe ne peut prévaloir que s'il est compris dans un sens juste du Moi, de ses besoins et de ses exigences. Le premier danger qui menace le principe d'auto-détermination, de même que tous les autres principes, c'est qu'il peut être interprété, comme la plupart des idéaux de notre existence humaine dans le passé, à la lumière de l'ego, de ses intérêts et de sa volonté d'atteindre sa propre satisfaction. Ainsi interprété, il ne nous mènera pas plus loin qu'auparavant ; nous atteignons un point où notre principe tourne court, nous trahit, se transforme en une affirmation fausse ou à moitié vraie, en une convention formelle qui recouvre des réalités tout à l'opposé de lui-même.

 

Car l'ego a pour instinct inaliénable de s'affirmer de deux manières, contre les autres ego et à l'aide des autres ego ; dans toute son expansion il est poussé à subordonner leurs besoins aux siens propres, à les utiliser à ses propres fins, à établir sur ce qu'il utilise un genre de maîtrise, de domination ou propriété, par force ou par adresse, ouvertement ou secrètement, par absorption ou par quelque forme habile d'exploitation. Les vies humaines ne peuvent se dérouler sur des parallèles indépendantes, car elles sont contraintes par la Nature à se rencontrer continuellement, à se heurter, à se mêler, ce qui dans la vie de l'ego entraîne toujours un conflit. (12)

 

C'est pourquoi l'unique solution à cette guerre perpétuelle, – qu'elle soit ouverte ou cachée –, entre les ego individuels et collectifs, réside dans la découverte d'un sens de fraternité qui nous est encore inconnu :

 

Lorsque l'homme aura élaboré, non seulement un sentiment de camaraderie à l'égard de tous les hommes, mais un sentiment dominant d'unité et de communauté – lorsqu'il les percevra non seulement comme des frères – c'est un lien fragile – mais comme des parties de lui-même, lorsqu'il aura appris à vivre, non dans son sens séparatif de l'ego comme personne et comme communauté, mais comme une vaste conscience universelle, alors seulement le phénomène de la guerre, quelles que soient les armes, disparaîtra de la vie sans possibilité de retour. (13)

 

Une fraternité plus profonde, une loi d’amour encore inconnue, est le seul fondement possible et sûr d’une évolution sociale parfaite ; rien d’autre ne peut la remplacer. Mais cette fraternité et cet amour ne suivront pas les instincts vitaux ni la raison, car ils seraient vite affrontés par des raisonnements opposés, déjoués ou détournés par d’autres instincts discordants. Ils ne s’appuieront pas non plus sur le cœur naturel de l’homme, où tant d’autres passions se cachent pour les combattre.
 

C’est dans l’âme qu’ils doivent prendre racine ; c’est un amour fondé sur une vérité plus profonde de notre être, et une fraternité, ou, plutôt une camaraderie spirituelle qui est l’expression d’une réalisation intérieure de l’unité — car il s’agit d’un sentiment différent de toute fraternité au sens vital ou mental, d’un dynamisme plus calme et plus durable.
 

C’est ainsi seulement que l’égoïsme peut disparaître et le véritable individualisme de la divinité unique en chaque homme se fonder sur le véritable communisme de la divinité égale dans l’espèce ; car l’Esprit, le moi profond, la Divinité universelle qui réside en tout être, cherche, parce que sa nature même est l’unité dans la diversité, à réaliser la perfection de sa vie et de sa nature individuelles dans l’existence de tous, dans la vie et la nature universelles. (14)

 

Et Sri Aurobindo, analysant les limites de la Révolution française, énonce la même conclusion :

 

Les révolutionnaires français étaient avant tout désireux de parvenir à une liberté et une égalité politiques et sociales ; ils n'avaient pas les yeux tellement fixés sur la fraternité ; c'est le manque de fraternité qui explique les lacunes de la Révolution française. Cette insurrection avait permis à la liberté politique et sociale de s'établir en Europe, et l'égalité politique put s'établir aussi, jusqu'à un certain point, dans les formes gouvernementales et juridiques de certains pays. (15)
 

(Cependant) sans l'esprit et la pratique de la fraternité, ni la liberté ni l'égalité ne peuvent être maintenues au-delà d'une certaine période. Les Français ignoraient l'aspect pratique de ce principe ; ils faisaient de la liberté la base, de la fraternité la superstructure, faisant ainsi reposer le triangle sur son sommet. Car en raison de la prédominance de la Grèce et de Rome dans leur imagination, ils étaient imbibés de l'idée de liberté et n'acceptaient que pour la forme le principe chrétien et asiatique de fraternité. Ils bâtirent en fonction de ce qu'ils connaissaient, mais le triangle doit être inversé avant de pouvoir tenir d'une façon permanente. (16)
 

...La fraternité est (donc) la vraie clef du triple évangile de l’idée d’humanité. L’union de la liberté et de l’égalité ne peut s’accomplir que par le pouvoir de la fraternité humaine ; elle ne peut se fonder sur rien autre. Mais la fraternité n’existe que dans l’âme et par l’âme ; elle ne peut exister par rien autre. Car cette fraternité n’est pas affaire de parenté physique ni d’association vitale ni d’accord intellectuel.
 

Quand l’âme réclame la liberté, c’est la liberté de se développer, de développer le divin dans l’homme et dans tout son être. Quand elle réclame l’égalité, ce qu’elle veut, c’est cette même liberté également pour tous, et la reconnaissance d’une même âme, une même divinité dans tous les êtres humains. Quand elle cherche la fraternité, elle fonde cette égale liberté de développement sur un but commun, une vie commune, une unité de pensée et de sentiment, elle-même fondée sur la reconnaissance de l’unité spirituelle intérieure.
 

En fait, cette trinité constitue la nature même de l’âme ; car la liberté, l’égalité et l’unité sont les attributs éternels de l’Esprit. Reconnaître pratiquement cette vérité, éveiller l’âme dans l’homme et tenter de le faire vivre dans son âme et non dans son ego, tel est le sens intérieur de la religion, et c’est à cela que la religion de l’humanité doit parvenir également si elle veut se réaliser dans la vie de l’espèce. (17)

 

Index des citations :

(1) Pensées et Aphorismes (344)

(2) à (7) L'Idéal de l'Unité humaine

(8) La Vie Divine

(9) Le Cycle Humain

(10) et (11) L'Idéal de l'Unité humaine

(12) et (13) Guerre et Liberté des peuples

(14) Le Cycle Humain

(15) Écrits bengalis

(16) Édition du Centenaire – Volume 17

(17) L'Idéal de l'Unité humaine

 

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