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Publié par pascalemmanuel

7 octobre

(À Edgar Faure)

Monsieur le Président,

J’ai appris avec peine le départ de M me Lucie Faure. Une minute, avant de nous séparer en juillet dernier, elle m’a regardé si intensément en posant cette seule question : est-ce qu’on peut ? La mort regardait. C’est la seule question, au fond, et le seul Pouvoir dont découleraient tous les autres pouvoirset parce que nous n’avons pas trouvé ça, nous errons dans nos cœurs, dans nos pensées, dans nos pays, nos Églises... dans toutes ces façons d’être qui ne sont pas l’être vrai et pas le pouvoir vrai.

Quel est le levier ?

Il me semble qu’elle regarde par-dessus mon épaule et vous pose la question comme si c’était vraiment pour cela qu’il valait la peine de rester.

Il y en a un.

Alors ce ne serait pas une nouvelle « école », mais quelque chose de si bouleversant. Il me semble que vous pouvez comprendre et que si, à travers vous, la France comprenait, ce serait une page si extraordinaire de son Histoire, qui changerait plus profondément le monde que toutes nos vieilles révolutions.

Un seul esprit éclairé qui comprenne. Et qui lancerait le monde sur cette piste nouvelle. Alors tous nos conflits irréels s’effaceraient devant ce seul levier qui change tout.

Est-ce qu’on peut ?

Elle vous le demande.

En souvenir de cette petite terrasse du bout du monde où nous étions réunis tous les trois devant ce «changement de programme», je vous dis ma certitude que vous serez aidé et inspiré si vous saisissez le vrai pouvoir. Ce serait comme le sens qu’elle a cherché jusqu’au bout.

Avec ma profonde sympathie,

Satprem

*

16 octobre

L’incompréhension fondamentale vient de ce que personne (y compris celui qui écrit ces lignes) ne mesure l’énormité complète de ce que Sri Aurobindo et Mère ont fait, et donc personne ne mesure la valeur et le rôle historique, universel, de ce qu’Ils ont laissé derrière euxquel singe mesurerait la valeur et le rôle d’Einstein et que ferait une tribu d’hommes du Néolithique si, par quelque miracle, il lui avait été donné de tenir le secret de la vibration qui transforme la Matière ? C’est un peu cela. C’est beaucoup cela.

(...)

Allez donc faire comprendre aux Anthropoïdes généraux qu’Einstein ou Madame Curie pouvaient avoir quelque effet sur la Matière. Personne ne comprend donc vraiment l’Enjeu. Mais par contre, cette tribu-là, parmi laquelle Sri Aurobindo et Mère avaient œuvré à changer le destin de l’espèce et les modalités vibratoires de la Matière, comprenait fort bien qu’il y avait là un pouvoir utilisable, à ses fins particulières, de même que nos hommes du Néolithique auraient pu se servir de la bombe à leurs fins particulières. Mais voilà, personne ne sait que c’est une bombe. Pour beaucoup, c’est une vue de l’esprit après tant d’autres, et pour ceux-là, c’est un moyen particulier d’assurer sa suprématie et de faire marcher les affaires de la tribu.

(...)

*

24 octobre

Plus je vais, plus je vois que ce Mental est un monde complètement pourri, pour chaque chose il sont leur petite étiquette boueuse et finalement la « vérité » est seulement l’envers du mensonge, comme l’amour, comme tout le reste — c’est un monde perverti, et s’il est du bon côté, pour une fois, c’est si provisoire : à la moindre égratignure ça se retourne. C’est un monde qui s’annule, où tout s’annule. Nous sommes dans les derniers jours de ça. Et si l’on tente de crier un peu la pure chose, c’est embobiné, pris au même filet boueux et l’on se demande si les « adhérents » ne sont pas l’envers des autres — « je veux être votre disciple » m’écrit l’un d’eux, très brave homme. Je pense, de plus en plus, à Sri Aurobindo dans son grand fauteuil vert au milieu de ses « disciples » regardant... le Mur.

*

25 octobre

Et cette transformation n’est possible que si les survivants de la vieille espèce sont déjà suffisamment éveillés ou « modifiés », purifiés, pour pouvoir supporter la Vibration et la vision de l’autre espèce. Il faut un minimum de transformation collective — déjà, tel que c’était, c’était insupportable pour l’entourage de Mère. Ils n’en voulaient plus. Et si l’on regarde le monde, on voit bien le même grouillement de la vielle espèce entière qui se tortille et se débat sous la Poussée puissante, irrésistible de la transformation qui est en train de s’opérer, de plus en plus, de plus en plus, irréductiblement. C’est toute la vielle espèce qui résiste et dit non — on peut aussi regarder dans son propre cœur la part qui refuse. La mort est plantée en chacun de nous. Chacun doit remporter la victoire de la nouvelle espèce — et ce sont ses petites victoires individuelles, ces éveils ici et là, de plus en plus, cette compréhension grandissante, cette adhésion grandissante qui préparent et accélèrent le Moment.

(...)

C’est dans son propre corps qu’il faut s’apercevoir de la Chose. Ce sont les cellules qui font le pont. Chaque fois qu’une vibration est pure dans notre conscience, dans notre cœur, dans notre corps, elle va toucher directement le Corps de Mère, là, dans cette tombe et préparer Son réveil ou notre éveil.

*

28 octobre

Je sens cette fois la « ligue » serrée, la meute qui se referme. Il faut être prêt à tout. Mais le côté positif de tout cela, c’est que j’ai eu des moments de dégoût et de lassitude si intenses que j’avais vraiment envie de « partir » — je suis même sorti dans les canyons sans mon bodyguard avec une prière ou un espoir que je me ferais assassiner pour en finir. Eh bien, maintenant, c’est fini : JE VEUX aller jusqu’au bout. Je veux aller jusqu’à la Victoire. Je ne lâcherai pas en route, quels que soient les assauts ou les ignominies. Maintenant ma tête de breton est fixée à bloc et je ne sortirai de là que vainqueur, pour Mère. Voilà. J’ai passé le cap du dégoût.

(...)

Et c’est ce Feu qui ouvre la porte de la « mort », ce Feu dans la Matière — dans le corps. C’est ça, le pont.

(...)

Je n’ai jamais vu, je suis aveugle, je ne sais rien, je tâtonne comme ça et je dis des choses comme ça et j’ai l’impression que c’est Mère, et puis je prie, je prie, je sens, je sais qu’Elle est LA vivante — mais je n’ai jamais vu. Sujata a vu quelque chose une fois. Mais c’est toi qui m’apportes la clarté, la preuve de ce qui n’était qu’une sensation « comme ça ». C’est comme si on m’avait coupé toute mémoire de l’autre côté, depuis des années, et je me plaignais constamment à Mère que l’on m’ait coupé la mémoire. Elle me disait : c’est EXPRÈS. Et je comprends maintenant que si je n’avais pas été aussi aveugle, jamais je n’aurais prié avec autant d’intensité ; si j’avais toujours « su » et « vu », jamais je n’aurais eu ce Feu de douleur et de manque et d’idiotie dans rien, du rien-noir tout le temps, d’où je dois tirer des livres et des actions et des décisions, en aveugle.

Et le Mantra, comme un feu dans le corps. Quand je tourne en rond dans ma véranda, j’ai — j’avais toujours l’impression que je martelais le cercueil de Mère. Et puis il y a Sujata qui martèle aussi...

*

31 octobre

... Oui, on tiendra bon. Je comprends mieux (je veux dire d’une autre façon) ce que Mère voulait dire : « Tout dépend de la capacité de traverser les expériences ». Simplement traverser. Pas être victorieux ou ceci ou cela : non, traverser, simplement. Le fait de traverser est victorieux. Le résultat... cela ne nous regarde pas. Hier, c’était acharné toute la journée — pourquoi ? le pourquoi on le sait seulement trois semaines après. J’avais l’impression qu’il me collaient des fils poisseux partout, comme une araignée pour embobiner sa victime. Cela devient très concret. Probablement, ils préparent leur procès ici, ou je ne sais quoi...

...Il faut que cet Agenda sorte le plus tôt possible — c’est le levier de tout le reste, ou l’écroulement du reste.

*

6 novembre

Comme s'il y avait des années de chagrin dans le cœur.

(...)

Je n’ai jamais fait une tapasya pareille. Mais je comprends bien : tout cela se passe dans le Mental physique pur, c’est là que je reçois leurs vagues, les unes après les autres, collantes, gluantes, méchantes. Alors on me fait travailler dans cette zone-là. Il faut que je traverse cette zone, ou plutôt cette couche de boue, pour arriver au Mental cellulaire.

C’est d’ailleurs curieux, c’est surtout pendant que je fais la « marche-japa » que ces vagues deviennent extraordinairement perceptibles et comme gonflées, comme si je touchais à ce moment-là la chose « pure », le lieu.

Mais je t’assure, travailler sur Counouma, c’est nauséeux. Dès qu’on passe au Mental même ordinaire, ces gens n’ont plus un atome de pouvoir sur moi : j’ai la tête au-dessus et je souffle là-dessus et c’est fini.

Mais c’est dans ce Mental physique que ça s’agrippe et secoue avec toute sa virulence... « native ». C’est là qu’est le pouvoir de ces gens et en effet, c’est là qu’est le Pouvoir du Mensonge ; c’est dans le Mental physique. Voilà, alors tout sert au travail.

*

Fleurs du mental physique

Le mental physique • Tecoma X smithii, Bignoniaceae

*

Aspiration au silence dans le mental physique • Eranthemum pulchellum, Acanthaceae

 

Conversion du mental physique • Hippeastrum, Liliaceae; Alt. Amaryllidaceae

 

Eveil du mental physique • Turnera ulmifolia, Turneraceae

 

Honnêteté dans le mental physique • Galphimia glauca, Malpighiaceae

 

La lumière de Krishna dans le mental physique • Ruellia ciliatiflora, Acanthaceae

La lumière de Krishna dans le mental physique • Ruellia ciliosa, Acanthaceae

 

Le mental physique • Tecoma X smithii, Bignoniaceae

 

Promesse de réalisation dans le mental physique • Tropaeolum majus, Tropaeolaceae

 

Réponse du mental physique à la Lumière Supramentale • Asclepias curassavica, Apocynaceae; Alt. Asclepiadaceae

 

Sagesse dans le mental physique • Calliandra haematocephala, Fabaceae [= Leguminosae]; Alt. Mimosaceae

*

Le mental physique est cette partie du mental qui ne s'occupe que des choses physiques ; il dépend du mental sensoriel, voit seulement les objets, les actions extérieures, ne tire des déductions que de cela, et ne connaît aucune autre Vérité avant d'être illuminé d'en haut. Sri Aurobindo – Lettres sur le Yoga

[Le mental physique] est l'instrument de la compréhension et de l'action ordonnée dans le domaine physique. Seulement au lieu d'être obscur, ignorant et maladroit, tel qu'il est maintenant, ou encore guidé seulement par une connaissance extérieure, il doit devenir conscient du Divin et agir selon une lumière, une volonté et une connaissance intérieures, en établissant un contact avec le monde physique et en s'unissant à lui dans la compréhension. Sri Aurobindo – Lettres sur le Yoga

10 novembre

(Une lettre personnelle très émouvante qui laisse entrevoir qui était Saptrem. Dans une lettre du 3 mars 1957, Mère envoie cette lettre à Satprem : « Je t’appelle Satprem (vrai amour) parce que c’est seulement quand tu t’éveilleras à l’amour divin que tu sentiras que tu aimes. »

Et pour être honnête, je n’ai jamais compris ce que cela voulait dire. L’Agenda du 22 juillet 1964 nous donne un éclairage saisissant. Mère revient sur la grande expérience des pulsations de l’Amour créateur, ce qu’ici Elle appelle Ça :

« Mais ce qui est remarquable, c'est que tu es la seule personne à qui je puisse parler – ce n'est pas que je n'aie pas essayé [pendant ton voyage en France], parce que j'avais l'impression que certaines choses, si elles s'en allaient, ce serait peut-être dommage ; j'ai essayé avec Nolini et Pavitra : ça ne sort pas, sauf une espèce de transcription mentale.

Quand je t'ai appelé Satprem, c'est cela que je voulais dire, c'est que certainement tu dois avoir la capacité d'entrer en rapport avec Ça.»

Quelque chose m'interpelle ! Si Satprem était en mesure d'être en rapport avec ÇA et si comme l'explique Mère dans cet passage de l'Agenda du 12 juillet 1967, ces pulsations d'Amour créateur ont vocation à transformer notre perception de la réalité concrète :

Je me souviens, quand je suis revenue après avoir été ces éclatements – ces pulsations, ces éclatements – d'Amour créateur, (1) quand je suis revenue à la conscience ordinaire (en gardant le souvenir très-très réel de Ça, de cet état-là), eh bien, c'est cet état-là, c'est ce que je sentais comme les pulsations d'Amour créateur, c'est ça, c'est Ça qui, ici, doit remplacer cette conscience de réalité concrète, qui est, qui devient irréelle : c'est comme quelque chose de sans vie ; c'est dur, c'est sec, c'est inerte, c'est sans vie ; et pour notre conscience ordinaire (je me souviens comment c'était dans le temps), c'est cela qui vous donne l'impression : «Ça, c'est concret, ça c'est réel» ; eh bien, c'est ce «ça», cette sensation-là qui doit être remplacée par le phénomène de conscience de cette Pulsation.

Alors il est probable que, de plus en plus, des êtres vont commencer à les ressentir, les percevoir, ces pulsations, cet Amour. Mère parlait aussi du mouvement ondulatoire de la vie...

Notons que Mère a eu cette expérience dans la nuit du 12 au 13 avril 1962 et que nous sommes 61 ans plus tard. En outre, Mère avait 84 ans. Et nous, quel âge avons-nous ?

Je ne parle pas de vivre la grande expérience de Mère, pendant des heures, mais seulement par instants, par flash, peut-être dans des états de méditation, de relaxation profonde, ou au contraire, dans les moments les plus inattendus de la vie, en regardant un joli paysage. Une goutte de ÇA suffit à... disait Mère.

Ceci étant précisé, voyons maintenant cette lettre...)

Hier Carmen nous a apporté vos lettres. C’est très touchant. Le cœur de Carole, si chaud, et nos amis Étévenon indéfectibles. Il y a UN cœur là. Et d’autres qui ne se manifestent pas mais que l’on sent. Il y a toute cette Grâce qui nous entoure, mais en fait c’est votre prière pour Mère, c’est cette prière qui est très importante.

Les individus... je veux dire ce moi qui s’appelle Satprem... c’est très douloureux d’être un individu. Je vois bien la férocité des attaques — hier et avant-hier, mais hier surtout, 9, c’était affreux, je ne pouvais même pas parler à Sujata — mais je vois bien aussi que ce sont toutes nos failles qui sont attaquées. Counouma et autres sont seulement des prétextes. C’est l’Adversaire, pur, qui est là. Je suis plein de faiblesses. Je pourrais presque dire que toute ma force, ce sont mes faiblesses !

Elles sont si douloureusement perçues, vécues, que c’est comme un Feu de Douleur qui fait ce que je suis. Une sorte de Douleur constante qui doit constamment se transmuer en amour sinon ça se brûlerait soi-même. Voilà plus de quarante ans, en fait, que je vis cela. Je ne peux pas t’expliquer.

Mon être, ce qui me tisse, c’est la Douleur, avec, constamment, depuis ma toute petite enfance et comme une seule réponse à cette Douleur : en finir. Le Non-je-ne-veux pas, je ne veux rien du tout — il n’y a pas d’être plus nihiliste que moi ! La dynamite, le zéro, la porte qui claque et on fout le camp de cette fichue affaire.

Et constamment la seule chose qui me fait tenir, rester, vouloir encore, c’est cet amour inexplicable qui est la seule réponse à ce Non-là.

Quelquefois, cet Amour se retire, il ne reste plus que le Non. C’est l’enfer. Hier, c’était une ruée d’enfer. On a envie de crier non-non-non. Je fous le camp, je ne suis pas ici pour me battre contre cette ordure, je retourne dans la forêt vierge ! Oh ! je n’ai jamais été d’ici, c’est cela.

Et puis l’Amour encore qui me sauve et me lie. Avec Mère, quelques années, c’était l’amour sauveur. Et puis je me retrouve encore, par grands éclats presque terrifiants, devant ce Non-là. N’est-ce pas, c’est la mort au fond. Jusqu’à l’Orpailleur j’avais organisé ma vie comme une manière de suicide. Le Sannyasin le dit aussi. Et parfois même Batcha s’efface : il y a encore ce Non inchangé. C’est si fort quelquefois que je suis comme un caillou, pétrifié : tu sais, une vibration si intense et si forte que c’est comme coagulé. Une sorte d’envers de l’Amour. Un Non pur, irréductible.

J’ai ouvert un atlas et j’ai regardé encore une fois la route la plus directe : Colombo-Dakar-les Antilles-Cayenne. C’est presque une ligne droite. Pourquoi te dire tout cela ? Il y a trente-cinq ans, c’était pareil dans la forêt. Et plus rien ne compte ni personne. C’est ça, l’enfer.

Et en même temps c’est tout ce nihilisme qui est comme ma seule force d’amour, ma seule présence d’amour. Il n’y a que l’amour qui m’attache, comme si l’Amour avait son fondement dans ce non-amour, était obligé d’être par la négation même. C’est l’intolérable contradiction qui fait le feu. À chaque instant je sauterais par-dessus bord, et à chaque instant je suis rattrapé par les basques par cette espèce de truc que Mère appelait Satprem. Voilà, ça a l’air d’une confession ! Mais c’est par là que l’Adversaire me pince.

Tu comprends, c’est comme un excès de douleur qui dit non-je-ne-veux plus. J’ai commencé à dire cela très tôt. Il y a un point de Douleur où on ne sait pas si c’est oui, pas si c’est non. Ça a l’air tout pareil. Alors il faut que l’individu disparaisse sinon c’est intolérable. C’est là où le nihilisme et la libération ont l’air comme des frères, et c’est tout faux. Il faut perdre l’ego du corps, comme Mère : « Je ne sais pas si j’existe. » Mais ça... Oui, la libération, c’est dans le corps, tout le reste c’est de l’imposture.

Je ne sais pas pourquoi je te dis mes enfers particuliers alors que j’ai beaucoup de choses « importantes » à te dire.

Après tout, j’aime les frères aussi. Les « frères » c’était très important pour moi. C’était mon seul recours devant le Non. J’ai perdu mon copain l’orpailleur, ça c’était une vraie peine. On était deux copains dans le Non, alors ça arrivait à faire un Oui (c’est mathématique, n’est-ce pas ?). Alors tu vois, toute ma faiblesse, c’est toute ma force.

Étrange.

Bon, il faut que je raccroche la mécanique « importante » pour te dire des choses sérieuses... je ne sais pas lesquelles. La seule chose sérieuse, c’est qu’on en sorte. Et en même temps, probablement, il y a quelque chose qui ne veut pas en sortir. Cette effrayante condition humaine. Et alors on devient d’une sensibilité si terrible...

Je les avale tout crus et c’est ça qui devient si suffocant qu’il arrive un point où je dis Non — ou alors tomber à genoux et aimer. Voilà le truc. C’est un sale truc. Et si je me mets à additionner André Morisset + Counouma + Barun pour répondre point par point à leurs accusations et insinuations, ça devient tout à fait impossible. Tu comprends, je ne peux plus me défendre. Je n’arrive plus à répondre, ça m’étrangle — j’aime mieux aller mettre ma tête sur le billot.

Et l’atmosphère grouille de ça, c’est comme un tribunal perpétuel : voyons, est-ce que tu n’es pas l’Asoura ? Sérieusement. Et moi, comme un idiot, qui écrivais à tous ces gens pour leur donner toutes les armes contre moi. Je croyais, je croyais en tout et en tous, comme un crétin complet. Si j’additionne les lettres à Barun, c’est effrayant. Pourna aussi doit en avoir dans ses tiroirs.

Je ne croyais pas au mal ici. J’étais venu parce que je croyais qu’il y avait un endroit sur terre où il n’y avait pas de mal. Alors je me retrouve devant leurs histoires d’employé de l’Ashramje te jure, si mon copain Bodet (il s’appelait Bodet, qu’il aimait écrire Baudet) voyait cela, il me dirait : eh bien, tu es un sacré con. Il n’aurait pas tort. Et puis je replonge le nez dans l’Amour, alors tout fond et c’est oui, encore oui. Voilà, et ça continue.

Je ne sais pas vraiment ce qu’il faut faire. D’abord je n’aime pas les fuites, comme Mère. Toutes les raisons disent que je serais plus utile en France (bien que je préfère Cayenne) et que je n’ai rien à faire ici. Je n’arrive pas à bouger avec des « raisons » — on peut en trouver de contraires.

Je ne suis plus qu’une espèce de bête douloureuse qui traverse et traverse sans plus rien comprendre. Ça, j’y comprends de moins en moins. J’ai demandé à Sujata de chercher la vraie réponse. Quelquefois aussi, je me dis que le corps de Mère est là, c’est peut-être une « raison ». A. dit que Mère attend notre départ pour faire sa danse de Kâlî — c’est aussi une « raison ». Je ne comprends plus rien aux raisons.

Et je suis aveugle par-dessus le marché. Il y a aussi ma vieille horreur de l’Occident, j’ai toujours eu peur d’être coincé là et de ne plus pouvoir en sortir — ce n’est pas « raisonnable », c’est viscéral. Il n’y a pas de doutes, il faut changer de viscères aussi. Si Elle me disait clairement : « fais cela ». Mais tu vois, là aussi, « on ne me dit rien ». On ne me dit jamais rien, je fais tout comme un aveugle.

Je t’écris et t’écris parce que j’ai envie de parler à un frère, c’est tout.

Bon, le fond du procès [que préparait l’Ashram], c’est cela qu’il faut regarder. Ils nous colleront toujours avec leurs innombrables petites saletés, ce n’est pas sur leur terrain que nous devons lutter, on y perdra sa santé. Eh bien, le fond, c’est qu’ils ont TUÉ Mère. C’est cela que l’avocat doit comprendre. Tu te souviens : « Des désirs qu’il meure (le corps de Mère) il y en a partout, partout ! » Alors comment pourrions-nous laisser l’Agenda avec ces gens qui voulaient la tuer ?...

Justement c’est à moi qu’Elle se confiait de cette horrible situation. « Ils me mentent tous ! » Il y a des dizaines et des dizaines de cris comme cela. « Ils n’y comprennent rien, personne ne comprend ». Alors comment laisser cet Agenda à ces gens, ces « senior sadhaks » [vieux disciples] qui n’y comprenaient rien et qui par-dessus le marché souhaitaient tous qu’Elle meure ? Mais ils vont immédiatement « nettoyer » l’Agenda, c’est évident, même pour un imbécile, dans l’intérêt supérieur de l’Ashram.

Et enfin : « Cet Agenda est mon cadeau à ceux qui m’aiment. » C’est clair, non ? Est-ce que Pierre et Paul étaient disciples du Christ ou disciples du Vatican ? Est-ce que Vivékananda était disciple de Sri Ramakrishna ou du Ramakrishna Mission ? Est-ce Marx était disciple du Kremlin ?

Zut ! Ils ont tué Mère, et maintenant ils veulent se blanchir. Eh bien nous sommes là en procès pour les dénoncer publiquement. C’est le seul procès à faire, il n’y en a pas d’autre. Alors ils fileront tous la queue entre les jambes. Nous ne cherchons même pas à prouver que nous sommes l’« auteur » — et de quoi suis-je l’auteur, nom d’un chien ! sinon de mon idiotie, nous prouvons que cet Ashram a tué Mère lentement et implacablement. Tout le reste découle de là.

*

11 novembre

(Lettre aux amis de Paris)

... Tout le monde n’est pas fait pour courir aux Indes ! Si vous arriviez à trouver, « inventer » une action collective autour de laquelle les consciences se réuniraient ou s’uniraient, se formeraient.

Bien sûr l’action est intérieure, mais il faut quelque chose de concret, pratique, pour relier les consciences. C’est à trouver — ou peut-être cela devrait se trouver spontanément quand l’attitude et les éléments nécessaires seront là. Ça surgira.

... « Évolution n’est pas révolution », oui, mais mutation c’est un sacré cataclysme ! La « catastrophe supramentale », comme disait Mère. Il faut être sacrément catastrophé pour sortir un peu de cette terrible habitude humaine. Alors autant être catastrophé de bon cœur !

Au fond, il faudrait que chacun dans son propre monde soit comme un guerrier de Mère et élargisse le champ de ceux qui sont conquis par Mère — pas du « prosélytisme », non, mais une sorte de contagion vivante. Attraper l’étincelle et la transmettre. On ouvre les portes du Nouveau monde.

*

14 novembre

À propos de ces ruées et vagues d’assaut, il y a un fait curieux. Je t’avais dit : le 8 et le 9, c’était vraiment l’enfer, comme si j’étais poussé de l’autre côté (et cela prend toujours une forme personnelle, comme si cela venait du dedans de soi — bien sûr, tout le monde est dedans ! les gens sont protégés par leur ignorance séparatrice, mais quand ce n’est plus séparé !...) et puis, soudain, le 11 novembre exactement, c’était comme si l’air était devenu plus léger. Tu sais, comme après une longue tempête interminable, tout d’un coup ce n’est plus la tempête.

*

23 novembre

Mais je comprends mieux maintenant le mécanisme de la tempête, si je puis dire. On est secoué — violemment secoué, absolument comme dans un cyclone sur un petit esquif — parce qu’il y a quelque chose en soi qui fait un mur. Il y a des tas de petits murs, et la vague vient cogner contre le mur, alors ça secoue. S’il n’y avait pas de murs, nulle part, ça passerait au travers, il n’y aurait pas de tempête.

La moindre réaction est un mur : le dégoût est un mur, les sentiments (le moindre sentiment) est un mur, tout ce qui objective par rapport à soi est un mur. Dès qu’on dit ou sent : « c’est dégoûtant », ça fait un mur instantané et la vague déferle. Si on disait : « tout est comme de l’eau de rose », ce serait probablement comme de l’eau de rose ! Alors l’indignation contre les calomnies est un mur, la « saleté » de Barun est un mur...

Il faut être comme un courant d’air. La transparence, oui. L’universalisation du courant d’air. Ainsi on pourrait dire qu’il n’y a jamais de tempête, sauf par nos murs. Et que dans le monde réel tel qu’il est, sans murs, tout est de l’eau de rose ! La tempête, c’est la même coulée de nectar constant, sans murs. Et de même, ce sont les murs qui font la mort, sinon c’est la même coulée de vie constante.

Il y a un grand regard — je ne sais pas comment on dit cela en sanscrit: Anantâksha? (Ananta = Infini, Aksha = regard). Mais ce n’est pas l’«infini» pur du Brahman (ou pas seulement), c’est un regard qui est innombrable, dans tout; pas seulement qui épouse tout, mais qui est exactement ce sur quoi il se pose, et donc qui comprend intimement, comme soi-même — soi-même partout. Plus de parois. Et une joie, un Ananda de la compréhension. On pourrait dire aussi Anandâksha : le regard de joie ? Un regard solaire. Souryâksha. Et la Matière s’organise selon ce regard, lui obéit.

*

15 décembre

C’est un garçon qui me donne la sensation de jouer sur les deux tableaux, ou plutôt d’être si peu courageux et si mou, qu’il peut trahir simplement s’il se sent en danger (« danger » veut dire perdre la sécurité de « prospérité » et de sa place à l’Ashram). Je n’ai aucune confiance en lui. Il n’est pas méchant, mais les gens sans courage sont la proie de l’adversaire. C’est une remarque bien curieuse à faire : il n’y a pas besoin du tout d’avoir de graves défaut pour virer dans le Noir : un tout petit, microscopique défaut suffit.... Il n’y a pas de « grand » et de « petit » : la microscopique sottise est mortelle, autant que les violences de Pranab et les ambitions de Nava. Intéressant.

Et finalement, ce qui a emporté la décision du non-procès, paraît-il, c’est que Counouma pense (ou on lui a fait penser) que 1978 [le centenaire de Mère], c’est l’année de la grosse affaire pour l’Ashram, et que s’il y a un procès cela risque de contrarier les générosités étrangères. Voilà. Nous volons haut. Est-ce qu’ils ne reprendront pas leur idée après le « coup du Centenaire » ? À moins que Mère ne rectifie leurs idées carrément !... et définitivement.

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